Aliha Thalien
Infos




Contact :          



Textes

Aliha Thalien, réalisatrice, vidéaste et plasticienne, s’intéresse à l’intime et au vécu. L’interprétation et la transmission d’émotions, d’affects, de traumatismes intergénérationnels et d’expériences minoritaires sont au cœur de sa démarche. Ses installations sont des espaces de parole et d’écoute. Des mots recueillis y circulent, enregistrés et rediffusés, gravés dans le métal ou imprimés sur du latex ou du tissu. Des récits personnels et collectifs animent aussi ses docu-fictions: ici, l’artiste est la témoin silencieuse des confessions et des luttes d’une jeunesse contemporaine. Dans une forêt aux portes de Paris, elle raconte les idées qu’ont ses proches de l’amour: amour romantique, amical, utopique... En Martinique, elle se met à l’écoute d’un groupe de jeunes habitant·es et nous conte ce lieu «chargé en souvenirs», dont elle est originaire. Ses visions fantasmées du paysage accompagnent les discours de ce cercle d’ami·es, gardien·nes de la mémoire collective de l’île et de son histoire coloniale. Une atmosphère de réalisme magique teinte certaines de ses œuvres: des éléments irréels— le maquillage ou les couleurs nuancées d’un paysage—s’entremêlent avec des thèmes actuels. Si l’artiste restitue avec sincérité les témoignages et les autobiographies qui lui ont été confiées, elle les transpose dans des contextes de fable. Ainsi, ces communautés temporaires, qu’elle réunit autour d’une parole partagée, semblent exister dans des interstices faits de solidarité et de magie, à la fois au sein et au-delà d’une réalité contraignante. Aliha Thalien explore aussi le monde du subconscient. Pour représenter les pensées ou les rêves—des récits qui existent uniquement dans notre imagination—l’artiste rend la narration confuse. Elle emploie l’écriture automatique, sans contrôle de la raison, pour rendre les textes de certaines histoires inventées insaisissables. D’autres fois, elle se sert du cadavre exquis pour réunir et combiner des visions oniriques et des cauchemars. Suspendues entre un état de veille et de sommeil, ces fictions sont à la fois des illusions—des échos d’histoires qui n’ont jamais eu lieu—et des échappatoires—des brèches vers une autre réalité.

Valentina Ulisse (cycle Les Conjugueuls, CAC Bretigny, 2023—2024)




Interroger la fétichisation raciale dans le contexte d’une exposition d’art est un exercice périlleux. Cela invite à examiner la relation violente et intime qui unit les corps racisés, les espaces de monstration, et la consommation dans l’histoire (post-)coloniale et de l’art. Historiquement, dans ces deux contextes, les corps racisés — et en particuliers Noirs — sont caractérisés par leur excès monstrueux. Entre fascination et répulsion, ces corps sont consommés par le désir amoureux et/ou sensuel, mais aussi par la réification et la marchandisation des corps, et des expériences à travers l’histoire, et les œuvres. Si Aliha Thalien se penche sur la manière dont le regard blanc structure le désir dans les relations interpersonnelles, j’aimerais explorer les enjeux de l’exposition de la Blackness et des corps noirs dans le white cube, l’espace d’exposition délimité par ses murs blancs. Healbreaker interroge la manière dont certains corps, certaines expériences sont exposés, c’est-à-dire montrés, rendus visibles et vulnérables contre la toile de fond blanche du white cube. Aliha Thalien dépouille ce dernier et met à nu les dynamiques de pouvoir, à la fois raciales et genrées, que le regard blanc et l’exposition mettent en branle. L’artiste montre comment déjouer les coercitions des structures du désir blanc, qu’il s’agisse de la blanchité dans les relations et de la blancheur de l’espace de l’art contemporain.

Dans les jeux de MMORPG et de stratégie, le Spellbreaker est un guerrier elfe à même d’arrêter et de retourner les sorts. Le Healbreaker, est une sous-catégorie du Spellbreaker qui se concentre sur le soin et la purification. Cette caractérisation m’intéresse car le white cube m’apparaît comme un site de hantise. Hantise d’un espace d’abord. Et le critique d’art et artiste conceptuel Brian O’Doherty ne s’y trompait pas, lui qui voyait dans cet espace « Le caractère sacré de l'église, la formalité de la salle d'audience, la mystique du laboratoire expérimental s'alliant au design chic pour produire une chambre esthétique unique. » Une chambre esthétique, héritière de dispositifs d’exposition (cabinets de curiosité, zoos humains) et de spectacle (théâtres, cabarets) qui ont mis en scène au cœur de leurs machines infernales des corps racisés contraints de recréer une authenticité factice tout en leur dérobant leur vitalité. Passé par une mise à blanc qui dissimule sa violence, le white cube recrée tout autant les conditions de la dissection et de l’exhibition spectaculaire et exotisante des corps racisés qui le pénètrent. Du fétiche magico-religieux et ethnographique, aux Kanaks déplacés dans les zoo humain, en passant par le corps disséqué de Saartjie Baartman, mais aussi, et de manière plus polémique, les cut-out silhouettes se voulant humoristiques de l’artiste africaine-américaine Kara Walker, le white cube accueille des œuvres qui remettent en scènes les corps, ressassent la douleur et les traumas de personnes Noir·e·s et/ou racisé·e·x·s. Et si les objectifs se distinguent a priori de la coercition des gestes « blancs » du passé et du présent, les pratiques artistiques des artistes racisé·e·x·s doivent continuer de questionner la fétichisation du monde de l’art contemporain et son marché pour ne pas marchandiser eux-mêmes les corps et les expériences. Ces dispositifs les transforment toujours en scripts faciles à lire, et en biens immédiatement consommables ; annulant les nuances au profit de produits digestibles et appropriables pour toute une série d’acteur·ice·x·s du monde de l’art contemporain et son marché, institutions et travailleur·euse·x·s de l’art, artistes « non-concerné·e·x·s » et collectionneur·euse·x·s compris. 

Comment recueillir et partager ce qui nous a été confié, pour ne pas exhiber mais créer un espace de circulation, de soin et de partage ? Au téléphone, Aliha me confiait son anxiété. Son impératif premier, me disait-elle, était d’honorer celleux qui lui avaient confié les témoignages qui forment la colonne vertébrale sonore de l’exposition. L’exposition se devait d’être une réussite, c’est-à-dire un lieu d’accueil pour toustes les personnes concerné·e·x·s par la fétichisation raciale d’abord. Cette confidence témoigne de l’honnêteté et de l’entièreté des gestes de création et de curation de l’artiste. De véritables gestes d’empathie et de solidarité, qui refusent le voyeurisme et la perpétuation de l’exploitation des corps, et celles des expériences minoritaires.
Mais pour saisir toute la générosité de ce geste, il me faut passer par ma seconde hantise, celle des monstres et fantômes. Il y a quelques mois encore, Aliha et moi échangions autour de la figure du dorlis, figure magico-religieuse martiniquaise. Cette créature — qui n’est pas un monstre, mais un proche qui se métamorphose la nuit — est un incube fantomatique qui s’introduit dans les chambres à coucher pour s’emparer des femmes endormies. D’un point de vue historique, le dorlis incarne le spectre des relations violentes qui unissaient les maitres blancs aux femmes noires esclaves sur la plantation. Dans la création antillaise contemporaine — car, pour paraphraser Franz Fanon, nous ne sommes pas esclaves de l’esclavage et la création nous permet de sans cesse nous réinventer — le dorlis se réactualise et devient parfois une allégorie du désir. Invisible, la présence du dorlis est identifiable grâce aux effets et traces qu’il laisse sur ses victimes (ou amantes). Cette ambivalence nous permettait déjà d’explorer les dynamiques de violences et les processus de fétichisation. Dans Healbreaker, le dorlis — qui est souvent un homme blanc — ne se voit jamais, mais est saisissable par les témoignages, les traces que les témoins rapportent. Les témoignages décrivent par ailleurs un processus qu’Hortense J. Spillers appelle — puisqu’il faut bien reprendre ses mots — pornotrope.  Ce phénomène entre subjection, objectification et abjection, confère au corps Noirs (mais aussi racisés) « la qualité mystérieuse de la désirabilité, qui est toujours déjà sous-tendue par la violence et la prise de possession ». Toute l’ambivalence de cette désirabilité, son aporie est qu’elle est construite autour de l’excès et du surplus de la chair Noire, au rang de laquelle les personnes racisé·e·es sont rabaissé·e·x·s : leurs corps, leurs affects, leurs formes (au sens d’œuvres et de création) sont déterminées comme déviants de la norme blanche. Le pornotrope, c’est le devenir-monstre des corps non-blancs. 

C’est entre ces deux figures fantomatiques et monstrueuses, en redonnant aux termes « fantôme » et « fantasmes » leur racine étymologique commune qu’Aliha Thalien aborde les plaies et les désirs qui embrassent, adhèrent ou hantent. Healbreaker propose un espace pour court-circuiter la perpétuation de la fétichisation dans un contexte amoureux — puisque c’est l’objet même de l’exposition — mais aussi dans le contexte plus large de l’art contemporain. Avec ses murs blancs et sa vitrine, l’espace du Confort Mental, s’il n’est pas institutionnel et se veut un lieu de rencontres, présente ses propres challenges pour les questions qui nous occupent ici. L’espace d’exposition est un site de hantise, disais-je. Mais le culturaliste Mark Fisher rappelait que la hantise (« haunt ») signifie à la fois ce qui envahie et trouble, et la demeure là où l'on s’attarde, la scène domestique. Avec ses rideaux de perles qui lui rappellent l’espace domestique et son enfance, Aliha Thalien propose donc au spectateur un nouvel espace pour s’arrêter, écouter, se reposer, et in fine résister collectivement.

Les œuvres présentées dans Healbreaker tentent inlassablement de mettre en échec le regard (blanc) en dissimulant le corps, en brouillant sa représentation, en opacifiant — puisqu’il faut bien citer Edouard Glissant — sa performance. Dans cette entreprise, la présence même du texte devient centrale, contre l’objectification et la fétichisation, elle propose de remettre la subjectivité au centre de l’espace dont elle avait été expulsée. Aliha Thalien n’offre que des traces sonores et écrites. En séparant les voix de leur corps, en les désincarnant, elle redéfinie les contours de la chair, lui redonne corps hors du script fétichiste. 
L’exposition se livre sur un mode tragi-comique, en particulier dans les deux vidéos qui l’accompagnent. En tant que réalisatrice et vidéaste, l’artiste connait sans doute mieux que quiconque le potentiel coercitif, violent et exoticisant de la caméra. Une première vidéo dans laquelle elle se maquille et recouvre son visage de couleurs vives— entre la parade (nuptiale) et le clownesque — tient presque du mème, en particulier lorsqu’elle se superpose aux contradictions que les témoins admettent volontiers, comme celle du désir de validation par le regard blanc. La seconde vidéo, met en scène l’artiste avec un filtre Instagram. « Elle » y danse, ou plutôt on y voit son visage collé sur un corps 3D dansant. Ce corps site de projection fétichiste, acquiert simultanément une dimension grotesque et devient un miroir opaque qui grossit et annule la projection des stéréotypes sur la femme Noire, et vaut pour déclaration de refus. Selon la spécialiste de la performance Amelia Jones — puisqu’il faut bien reprendre ses mots —, « pour un·e artiste dont le corps est reconnaissable comme « non-blanc », c’est-à-dire « racisé » et « primitif » en signification, l’utilisation des technologies d’imagerie digitales pour rendre son corps visible (…) c’est travailler au niveau le plus profond de la représentation et la formation de l’identité pour faire dérailler le lien entre le signe et le référent — et ainsi déstabiliser la logique primitive du fétichisme ». Il s’agit ici donc dans une certaine mesure de faire « dé-performer » — puisqu’il faut bien reprendre les mots de Cédric Fauq, après Fred Moten — les corps, de renverser leur site d’assignation racisée en « cherchant à faire ressortir ce qu’il faut à un corps et à une voix pour apparaître et disparaître ».

Dans chaque entretien, les témoins se présentent, traçant ainsi les contours des vies contemporaines de personnes diasporiques, dans la seconde moitié de leur vingtaines, hétéro ou queer, femmes ou non-binaires, vivant en ville  et gravitant autour des professions de l’art, de culture ou des industries créatives (ou au chômage), à Paris, Marseille, Londres ou Dakar. L’accumulation de ces textes trahissent des désirs de communauté, rient des contradictions, se renforcent et se disputent — bref ces voix recueillies et leur accumulation permet d’embrasser la complexité des positions et la richesse des discours, et la diversité des perspectives et des expériences. Pourtant l’ensemble n’est pas artificiellement célébratoire : les mots de la douleur et de la blessure passées ou présentes sont bien là. Comme Johnson le rappelle dans Post-Traumatic « l’ambiguité, bien que centrale dans le génie esthétique, est horrible dans la vraie vie ». Au-delà des œuvres donc, ce sont de véritables affects qui sont mis à nu. Dans Ugly Feelings, Sian Ngai note — puisqu’il faut bien reprendre ses mots — qu’être réactif ou passionné, c’est-à-dire faire preuve d’ « animation » — animatedness — constitue à la fois un mode de défense des personnes racisées en réaction aux expériences discriminantes qu’elles subissent, et un affect négatif qu'on leur attribue de ce fait. Cet  affect contraint à habiter (à hanter donc !) un entre-deux, entre ce qui est projeté sur les sujets, et la réponse affective qu’il provoque en eux. Aliha Thalien résume ainsi :

Je suis quelqu’un qui vit les émotions de manière très intense. Ça m’énerve quand je vois que ces émotions prennent toute la place. Et après la colère, il y a le désespoir, vraiment (…) Grâce à certaines personnes, j’ai heureusement pu me rendre compte que je n’étais pas qu’une «hystérique».

Dans la lignée des autres témoignages, ces quelques lignes réaffirment avec force le refus de dérouler un récit de résilience — celle-là même qui s’impose en conclusion de toutes les histoires de violence contre les personnes Noires et racisées, celles qui sont cannibalisées par le regard et l’espace blancs. Il s’agit plutôt d’embrasser la monstruosité, la déviance, le surplus, l’excès de la chair, et des affects racisés. Avec Healbreaker, Aliha Thalien ouvre ce que Marina Magloire — puisqu’il faut bien reprendre ses mots — appelait de ses vœux, c’est-à-dire un espace pour « l’erreur et la laideur que les femmes Noires [et dans le cas qui nous occupe ici, les personnes racisées] n’ont que rarement le droit d’exprimer dans la vie réelle ».

Caroline Honorien (exposition personnelle Healbreaker, Confort Mental, Paris, 2023)




La poésie semble parfois inaccessible, les pensées et les émotions complexes se résumant à des fragments obscurs et codés. Pourtant, la difficulté poétique1 n’empêche pas nécessairement que le·la lecteur·trice soit touché·e par l’intention de l’auteur·trice, quelque chose qui va au-delà de la forme et s’élabore au travers de la sensation. Dans le contexte de cette exposition, le poétique doit être compris comme vital, quelle que soit sa difficulté. « La poésie n’est pas que rêve et vision ; elle est [le squelette architectural]2 de nos existences. Elle pose les fondations des changements futurs, elle jette un pont par-dessus notre peur de l’inconnu3 » écrivait Audre Lorde, à qui nous avons emprunté le titre, dans La Poésie n’est pas un luxe. Qu’il s’agisse de poésie exprimée par le langage ou par la forme, les œuvres de Leonor Parda et Aliha Thalien créent un paysage fluctuant, laissant le·la spectateur·trice face au pathos comme à l’inconnu.

Des textures contradictoires de chagrin, de résilience, de colère, d’injustice, de peur, d’épuisement, de pouvoir et de vulnérabilité résonnent dans ce paysage. Ces émotions, qui font l’objet de négociations constantes, fournissent un plan – ou un squelette architectural – pour lire les œuvres en question. En effet, bien que les pratiques respectives de Leonor Parda et d’Aliha Thalien aient pour origine des problématiques tantôt semblables, tantôt éloignées, il existe une dimension émotionnelle et poétique qui enveloppe chacun de leurs travaux. Et une certaine urgence qui transperce les formes présentes. 

Si la poésie est au cœur du dialogue entre leurs œuvres, elle est loin de l’image du vers à la métrique calculée, écrit délicatement à la plume. Elle est tranchante et s’exprime à travers diverses techniques de découpages et de compositions automatiques, le texte dans sa forme physique devenant presque secondaire – illisible ou même absent dès le départ – mais se manifestant par le son, ou se révélant dans la matière. Image Manquante (Aliha Thalien, 2022), un cut-up à peine lisible de textes gravés à la hâte dans le métal, évoque une communauté matrifocale des Caraïbes dont l’artiste est originaire, racontant la « splendeur épuisante » qu’est la « naissance au monde »4. Le besoin d’exprimer les fardeaux héréditaires est ainsi ressenti dans une écriture presque indéchiffrable. Dans la vidéo de Leonor Parda (Um gosto metálico por baixo da lingua, [un goût métallique sous la langue] 2022), un cut-up d’images est porté par la voix de l’artiste, tel un flux de conscience – l’artiste ayant comme rituel le fait de marcher la nuit en enregistrant sa voix, avant de retranscrire plus tard ses pensées. « Entre passion et poison », pour reprendre ses mots, qui évoquent l’oscillation du film entre désir, fantasme et cauchemar. Le langage et la forme servent ainsi de prismes à travers lesquels digérer les traumatismes, qu’ils soient individuels, familiaux ou communautaires. 

« J’ai lu que les traumatismes sont toujours au présent. Le corps unit le passé avec le présent. Comme la politique radicale, le corps ne connaît pas de gradation. Il y a la sécurité et il y a le danger. Il y a l’intérieur et l’extérieur, l’ami·e et l’ennemi·e, rester sur place ou fuir. Je suis soit au bord de l’agoraphobie – je pense – soit au bord de l’éveil spirituel5 ». Ces mots de Dodie Bellamy résonnent fortement avec ce qui est en négociation dans les œuvres exposées. Une envie de pointer le traumatisme au présent, une révélation du passé par le présent, une danse sur le fil entre le combat et la fuite. L’impératif de l’ici et maintenant se ressent dans les mots prononcés, écrits et invisibles, comme dans les matériaux solides et pourtant fragiles employés (béton, résine…). 
L’espace est alors hanté par une figure ambiguë. Une figure qui nourrit, qui est opprimée, qui est désirée, qui domine, qui effraie. Une figure à la fois protectrice et occulte, que l’on ressent par son absence. Dans les œuvres d’Aliha Thalien, une réconciliation avec son récit personnel s’exprime à travers des éléments issus de l’espace intime – un cadre en résine, évoquant celui d’un portrait de famille, qui encapsule des objets rappelant directement le corps (préservatif, chewing-gum) tout en prenant la forme d’un paravent (Protection par Avant, 2022). Tandis que dans les œuvres de Leonor Parda, les images d’idoles et de rituels s’entremêlent à des formes qui rappellent les pratiques sadomasochistes. La peur, le désir et la protection sont ainsi entremêlés, mais « la peur de [la figure] archaïque se révèle être essentiellement la peur de [son] pouvoir générateur6 ». 

Katia Porro (exposition en duo avec L. Parda, Skeleton Architecture, In Extenso, Clermont-Ferrand, 2022)

[1] D’après l’idée de « difficulté poétique » telle qu’évoquée dans Jennifer Doyle, Hold It Against Me: Difficulty and Emotion in Contemporary Art, Duke University Press, 2013, p. xxi.
[2] Dans la traduction originale du texte, le terme « colonne vertébrale » est employé, remplacé ici par « squelette architectural » pour faire écho à notre titre anglais « Skeleton Architecture ».
[3] Audre Lorde, La Poésie n’est pas un luxe, dans Sister Outsider : Essais et propos d’Audre Lorde, Mamelis, 2003, p. 35.
[4] Extraits du texte de l’œuvre.
[5] Dodie Bellamy, When the Sick Rule the World, Semiotext(e), 2015, quatrième de couverture.
[6] Pour éviter d’employer un terme genré, le terme « mère archaïque » a été remplacé par « la figure archaïque ». Julia Kristeva, Power of Horrors, dans Barbara Creed, The Monstruous Feminine: Film, Feminism, Psychoanalysis, Routledge, 1993, p. 16. Traduit de l’anglais : « Fear of the archaic mother turns out to be essentially fear of her generative power ».



La pratique de Leonor Parda (née en 1986 au Portugal) évoque celle d’une DJ qui remixe des éléments autobiographiques dans des sonorités résolument punk et dansantes. Ses installations naissent d’assemblages de matériaux récupérés et d’objets personnels, dans une esthétique de bricolage DIY précaire et assumée. Les images, mises en dialogue dans des frises photographiques ou de courtes vidéos, sont souvent floues, sur- ou sous-exposées, tel un commentaire sur le décalage permanent dans lequel nos corps en mouvement et en résistance semblent se trouver. Si l’utilisation récurrente du béton paraît comme une tentative d’attraper et de retenir pour quelques instants le temps qui fuit, ses environnements évoquent inlassablement un mouvement passé ou à venir. Ils sont traversés d’une rage et d’une fureur de vivre, d’une soif irrésistible d’embrasser la vie toute entière, avec ses côtés joyeux autant que désespérants et mélancoliques.

Aliha Thalien (née en 1994 en France) fait de son vécu la matière première de ses films et installations. Elle transpose le récit autobiographique dans des espaces fictionnels et oniriques, interrogeant ainsi les limites d’une sincérité mise à nu et en scène. C’est dans les frottements qui s’opèrent entre l’intime et le public, entre l’exceptionnel et le trivial, entre le singulier et le commun que naît la possibilité d’une mise à distance critique, d’un questionnement de nos libertés d’être et de se mouvoir. Dans les films d’Aliha Thalien, les espaces en bordure se révèlent être des endroits des possibles et de la rencontre. En faisant se télescoper les espaces de la fiction et celui – plus réel ? plus concret ? – du lieu d’exposition, elle crée un va-et-vient entre le champ et le hors-champ, évoquant autant le visible que le caché et l’inénarrable.

L’exposition « Skeleton Architecture » est la restitution de la Résidence Croisée Porto / Clermont-Ferrand en partenariat avec Artistes en résidence (FR), Saco Azul (PT) et Maus Hábitos (PT). Elle fait suite à une première manifestation intitulée « Visions of Demons » présentée à Maus Hábitos (Porto) du 4 août au 4 septembre 2022. L’exposition se tient dans le cadre de la Saison France-Portugal 2022 mise en œuvre par l’Institut Français pour la partie française.
En Résonance de la Biennale d’art contemporain de Lyon.




Installations, films, pièces sonores, éditions ou sculptures, les pièces d’Aliha Thalien interrogent les limites fictionnelles du réel. Se nourrissant de matières autobiographiques, elle dissèque sa propre mémoire comme des souvenirs collectés, matériaux chargés de traumas personnels, culturels et transgénérationnels. En choisissant de les mettre en récit, il s’agit pour elle de donner au quotidien toute sa force poétique afin d’y puiser des possibilités de guérison. Les rêves constituent le coeur de son installation État de rêve, nourrie d’images, de rêves et de cauchemars croisés. Sur la stèle surélevée à hauteur de regard, l’artiste déploie un texte constitué de bribes de son propre moi et de celles de tierces personnes, sous forme de cadavre exquis, offrant le récit d’un rêve possible mais qui n’a jamais eu lieu. Une stèle et aussi une sorte d’autel commémoratif, comme le souligne la veilleuse. Son moule— son double donc — s’est transformé pour accueillir la projection d’un film de found footage mêlant ses propres images et d’autres trouvées ici ou là. Une invitation à une plongée dans un creuset fremissant d’autant de bribes indéchiffrables de secrets, réels ou imaginaires. En nous menant du mur au sol, du texte à l’image, Aliha Thalien nous convie dans un monde des rêves, dans un entre-deux d’un corps qui ne serait pas tout à fait vivant mais en état de veille. Un état de rêve qui construit un état d’instabilité et de flottement, comme ses mots nous l’indiquent : «j’ai rêvé que je n’étais pas malade et que ma boite à voeux était vide de ne jamais me réveiller un état de veille somnanbule pour m’y retrouver je sème du poison en pagaille».

Nicolas Feodoroff (exposition collective La Relève IV, Centre Photographique de Marseille, 2022)



Selon les mots d’Aliha Thalien, son monde intérieur est un ver solitaire, mental, qui se balade dans le corps. Il grossit, comme dans le jeu Snake, et il devient étouffant. Le rêve n’est réel que pour soi. Et l’impossibilité de partager cette réalité serait la définition même de la solitude. Le remède imparfait pourrait être une tentative de traduction. Traduction en mots, en sons, en images, en espace, en agencement de tout cela à la fois. Quand les vibrations sourdes, les traumatismes passés sous silence, rendent le langage impossible, Aliha Thalien décline ses mondes. L’artiste vient de l’expression filmique, des time based media, de l’image. Son exploration des médiums plastiques est influencée par cette approche. Les différents objets qui peuplent ses espaces intérieurs composent des installations. Les films et vidéos, les photographies, les pièces sonores, les sculptures en céramique, en résine, en latex ou en cire sont autant d’éléments qui évoquent un quotidien fantasmé. Ils s’arrangent et se réarrangent, comme différents montages d’une même scène.

César Kaci (exposition collective Décorama, Espace Voltaire, Paris, 2022)




Après avoir exploré le quotidien parfois sans saveur — si ce n’est celle de l’ennui — de l’adolescence de la classe moyenne, c’est à la résilience que s’est attelée Aliha Thalien pour Un baiser violet aux Beaux-Arts de Paris. Auparavant diplômée en cinéma, cette dernière a pour médium privilégié la vidéo, voire le court-métrage. En leur sein, le temps s’étire ; un temps à être ensemble qui semble appartenir à un passé teinté par la nouvelle vague.

Le théoricien Boris Groys développe l’idée que les vidéos en boucle dans les espaces d’exposition — qu’aucun visiteur ne pourra visionner dans leur intégralité — sont les cristallisations même du fait d’être contemporain ; pour lui, être contemporain, c’est ne pas avoir le temps, voire de le perdre, son temps. Dans ce sens, les films d’Aliha Thalien disent la nature même de notre rapport actuel au monde — a fortiori pour cette exposition sous forme d’installation où apparaissent deux écrans et une projection en guise de point de fuite avec, devant, des espaces de confort et des sculptures pendant tels des ex-voto.

C’est dans cet espace à la fois domestique et muséal que se joue la trame de la résilience ; de ce qui fait que l’on ne se remet pas d’un traumatisme mais qu’on le transforme en une possibilité de grandir en conscience. De ce traumatisme de l’artiste, on n’en devinera que les contours à l’écoute de la pièce sonore un petit cri. Mais sa ligne de mire, la vidéo L’Amour, offre d’autres pistes, cette fois aux allures de réalisme magique. L’artiste y filme ses ami·e·s parler de ce sentiment en forêt, dans des vêtements de fées qui rappellent aussi bien l’enfance que certains rassemblements éco-queer de faeries. Face à la vie et ses secousses, difficile en effet de continuer à croire à la binarité.

Charlotte Cosson (exposition de DNSAP, École des Beaux-Arts de Paris, 2021)